Chronique d'un voyage au sommet

Publié le 2 février 2022Nature

J-30 : 11 décembre 2019

Les mois sont passés, le temps s’est resserré et dans trois semaines à peine, je m’envolerai pour l’Argentine. La première fois dans l’hémisphère Sud, j’ai hâte de me perdre dans une langue que je ne parle pas, dans un lieu où je n’ai pas de repère, et de gouter à la liberté qui vient avec le nomadisme et les territoires inconnus.

Demain j’aurai 49 ans, je n’y crois pas vraiment, ce n’est pas moi cette quarantenaire vieillissante qui rêve encore comme une gamine de nouveaux horizons. Mon corps est entrainé, mon esprit ouvert, comme il y a 20 ans ; l’angoisse latente, souvent sans objet, qui me ronge parfois est peut être le signe des années, j’ai perdu en nonchalance mais pas en désir.

Je me projette déjà dans la longue marche qui va me mener en haut de l’Aconcagua, à 6962 mètres, le plus haut sommet hors d’Asie, un des 7 summits. Il fera chaud les premiers jours malgré l’altitude de départ (3000m), le sac sera lourd, les nuits courtes et inconfortables. J’ai envie de me m’immerger dans le rythme long et lent de la marche d’approche, de sentir le soleil d’un autre hémisphère, de traverser des rivières inconnues et de m’enfouir dans la simplicité du mouvement.

Le froid glacial qui nous attend en altitude est très abstrait pour moi depuis ma Provence où le soleil d’hiver réchauffe encore. Le couloir de mon appartement est jonché de polaires, de doudounes, moufles grand froid et autre matériel, tout cela sera bientôt sur mon dos, dans un immense sac qui dépassera de plus de 30 cm au dessus de ma tête.

L’équipe est composée de Sunny, notre leader, alpiniste professionnelle, détentrice du record de vitesse sur l’ascension de l’Aconcagua et ultra traileuse chevronnée. Andrea travaille pour la préservation de l’environnement dans l’Oregon et habite avec son mari et ses deux enfants dans un school bus américain. Alex est sommelière dans le Nord Est Américain et ancienne grimpeuse pro. Je complète cette cordée toute féminine, avec quelques années de plus, parfois moins d’expérience mais une passion pour la montagne qui m’habite depuis toujours. Nous sommes une belle équipe de débrouillardes et savons traverser les inconforts des longs efforts d’endurance.

Je serai le 10 janvier à Mendoza, nous commencerons notre marche d’approche le 13 janvier, nous avons prévu être au camp 1 le 18 janvier, au camp 2 le 22 janvier, au camp 3 deux jours plus tard pour une tentative de sommet le 25 janvier si la fenêtre météo et la forme sont là. Puis redescente vers la vallée et retour en France le 1er février. Nous aurons fait 9753 mètres de dénivelé, la plupart au dessus de 5000 mètres d’altitude, et un total de 67,5 kms. Le manque d’oxygène, le froid et le poids des sacs seront les paramètres les plus difficiles à gérer, l’ascension ne sera pas très technique, même si le manque de neige cette année rend certains passages plus dangereux.

Ma forme générale est très bonne mis à part le petit rhume de saison et la fatigue de fin de semestre. J’ai passé mon été à courir dans les alpes et grimper sur les sommets; mon corps est résistant, je peux maintenant faire beaucoup de dénivelé positif et négatif sans aucune courbature les jours qui suivent. Plus que tout, les gros efforts sportifs ne me font pas peur et me semblent même accessibles. J’ai déjà en tête de beaux projets pour 2020 à mon retour d’expédition: un 100 kms dans l’Aubrac et la traversée des alpes en solo du Lac Léman à Menton par le GR5 et ses variantes.

Certains voient mes incessants projets comme une fuite en avant, jamais satisfaite. Je dirais que c’est dans ce mouvement qui tend vers l’horizon des possibles que j’aspire à m’accomplir et à inspirer chaque femme à trouver en elle ce petit grain de folie, de gaminerie, cette belle dose de force et de débrouillardise qui fait notre pleine humanité.

Je remercie du fond du coeur tous ceux qui ont soutenu ce projet au fil des mois. Grâce à vous je vais me rapprocher un peu plus près du ciel et ramener un morceau de rêve.

Chase your dreams, however crazy they might seem.

J1 : 10 janvier 2020.

Je m’envole vers l’hémisphère Sud

Le flight tracker indique que j’ai basculé dans l’hémisphère sud et que je suis quelque part au dessus de l’Amérique Latine, Sau Paulo peut être. Je n’ai qu’une vague idée du temps passé, 12 heures peut être. Je n’ai pas de montre et me laisse porter par le temps distendu du voyage.

J’ai un peu dormi, plus que n’importe quel vol transatlantique d’ailleurs. Il fait froid, la jeune fille à ma gauche a disparu sous un jeu de couvertures orange. Les images silencieuses des écrans alentours dansent sous mes yeux et me fatiguent la vue. J’essaie pourtant de reconstruire le scénario du film d’action que regarde le passager devant moi. C’est épuisant et je ferme les yeux.

Plus tôt je me suis levée pour étirer mon corps endolori par la position assise. J’ai eu peu d’occasions, les turbulences continues au dessus de l’Atlantique m’ont vissé à mon siège pendant plusieurs heures. J’ai alors écouté un groupe de français un peu vulgaires parler de l’Aconcagua. J’ai senti une pointe de déception que le secret de ma destination finale soit révélée par leur anticipation bruyante.

Je suis contente d’être seule et la longueur du vol est bienvenue. C’est une transition nécessaire pour que mon imaginaire si actif ces derniers jours puisse enfin s’apaiser. Cette semaine a été saturée des constructions de mon esprit, de toutes ces histoires que je bâtis pour imaginer des possibles et qui sont ensuite gentiment bousculés par la réalité.

Ici je suis suspendue, mon imagination est lasse et lente, et je peux me laisser glisser dans cet état de demie veille qui est le privilège des longs voyages.

Aéroport de Buenos Aires

Buenos Aires. En attente du vol pour Mendoza. Beaucoup d’alpinistes. Des vêtements techniques colorés. Certains arborent même 7 summits en grosses lettres. Le graal à faire rentrer dans l’espace d’une vie.

Leur présence me donne un sentiment d’appartenance et enlève aussi à la situation que je vais vivre un peu de son exceptionnalité. Les français vulgaires ont maintenant fait leur entrée dans le hall d’attente, ils parlent fort et j’enlève mes lunettes comme si ne plus les voir me permettait de moins les entendre.

Il fait très chaud et la fatigue rajoute à ma sensation de torpeur. En face de moi est assise une nonne bouddhiste. Je me dis que c’est un bon signe d’avoir la présence littérale du dharma sous les yeux. Elle aussi parle fort en espagnol à un jeune hipster assis à quelques mètres. Le couple est improbable, j’essaie de m’intéresser à la conversation mais je n’en saisis que la surface.

Alors j’écris parce que c’est dans les mots que je vois la beauté de ces situations ordinaires.

J2 : 11 janvier 2020

Mendoza au pied des Andes

Mendoza. Au bout d’une plaine immense, lovée contre la cordillère des Andes. Terre sismique, les bâtiments sont récents et sans charme. Les rues sont étonnamment calmes, des grands platanes bordent de larges avenues et soulagent de leur ombre quelques passants au pas lent.

Je vais passer la nuit ici. Dans un grand hôtel culturellement neutre qui pourrait être à Dubai ou Tokyo. J’ai rencontré Alex, arrivée par le même avion. Nous partageons un énorme lit pour la nuit. Le luxe a un prix.

Alex est jeune et vive. Son corps musclé et très entraîné m’intimide et pour un instant je me sens gauche dans le mien, fatigué et alourdi par le voyage. Elle parle vite, ses yeux balayent l’espace pour ensuite venir se fixer dans mon regard et chercher mon acquiescement.

J’ai le privilège de l’authenticité qui rend mes rapports aux autres faciles et directs. Je lui parle de la France, de la nature que j’aime tant, de mes envies, de quelques un de mes doutes et de lui un peu aussi. Elle est inquiète, son copain est parti skier au Japon, c’est leur première longue séparation. On est vite vraies, la seule possibilité d’être avec l’effort qui nous attend. On évoque pourtant peu ce qui est à venir, sauf pour s’entendre sur la difficulté et l’inconnu lié à l’altitude.

On déambule toutes les deux dans les larges avenues à la tombée de la nuit. Les cafés se sont animés, la population est jeune et branchée, les avant bras dénudés montrent des tatouages, et les lèvres sont percées. J’apprécie la chaleur du soir, moins lourde, et pleine d’anticipation. Je regarde tous ces jeunes attablés devant leur bière, leurs corps brunis respirent l’envie et le désir. C’est l’été ici.

A l’aube de mon expédition, je goute aussi à cette ferveur naissante. C’est bon de voyager et d’être rappelée à la douceur de vivre.

J3 : 13 janvier 2020

Préparatifs

Sunny est arrivée. Andrea est coincée à Houston et nous rejoindra demain matin juste à temps pour notre départ vers Pénitentes où nous allons passer une dernière nuit au chaud.

Sunny est impressionnante par sa stature et son charisme. Elle parle très vite et s’anime quand elle évoque les difficultés de la très haute altitude qu’elle connaît si bien. Elle détient le record de vitesse sur l’ascension de l’Aconcagua, comme sur le tour des Annapurnas, elle sait de quoi elle parle.

Ce sera dur, elle est très claire là dessus. Surtout après le camp de base à Plaza de Mulas lorsque nous devrons porter tout le matériel vers les camps 1, 2 et 3, c’est à dire au delà de 4500 mètres. Entre 18 et 20 kg chacune sur le dos, chaque pas sera épuisant, l’oxygène rare et les nuits peu réparatrices. “You will feel like shit”. Cependant elle est confiante, elle a suivi notre préparation depuis un an et nous rassure.

Nous passons en revue l’équipement, Sunny vérifie tout et s’assure que le poids de base du sac est gérable. Elle nous décrit les conditions que nous allons devoir affronter et ne mâche pas ses mots: un vent qui fend la peau, une poussière qui irrite la gorge et rend la respiration difficile, un soleil ravageur qui oblige à se couvrir tout le corps et un froid allant jusqu’à moins 40.

Il faudra essayer de manger le plus possible surtout en altitude. Et nos corps refuserons la nourriture. Il faut compter 600 calories par jour en plus des trois repas. On passera 16 jours au total dans la montagne, ça fait beaucoup de calories. Alex a tout prévu et déballe des kilos de snacks, j’ai beaucoup moins, comme souvent j’ai sous estimé mes besoins. On fait toutes les trois un tour au supermarché du coin et je fais le plein de cookies, noix et barres de céréales.

Ensuite Alex et moi refaisons nos sacs en divisant ce qui sera porté par les mules jusqu’au camp de base — tout le matériel de haute altitude, crampons, piolet, casques, vêtements ultra chauds— et ce que nous gardons avec nous les quatre premiers jours pendant l’approche — tentes, matelas, sacs de couchage, bouffe, gourdes et filtres à eau, frontales, chargeurs solaires. Un minimum de fringues pour alléger les sacs, pas de pyjama ni de change. On sera sales, très sales.

Un jour avant le départ vers le plus haut sommet hors de l’Himalaya, je me sens moins prête qu’il y a un mois ou j’avais couru 50km avec une relative aisance. Depuis 15 jours, une douleur persistante au bas du dos a ralenti mes entraînements et 10 à 12 heures d’efforts par jour à enchaîner pendant 16 jours dans des conditions extrêmes m’intimident. Mais j’ai hâte. Plus tôt Sunny m’a demandé : what got you into extreme adventures ? Ma réponse a été : mon penchant pour la difficulté et mon amour de la montagne. Oui, on se lance là dedans justement parce que c’est difficile et qu’on a aucune certitude d’y arriver.

J4 : 14 janvier 2020

Arrivée à Penitentes

Penitentes. À quelques kilomètres de l’entrée du Parc National de l’Aconcagua, quelques bâtiments à la peinture écaillée qui ont peut être connus une heure de gloire il y a 20 ou 30 ans. Nous passons une dernière nuit au chaud à dans un hôtel usé par les années et le vent avant d’entamer demain notre marche vers le camp d’approche de Confluenzia.

Nous sommes arrivées plus tôt par bus, et avons traversé des paysages saisissants de beauté et de rudesse. Les pics sont acérés, les pentes sèches et rouges, le soleil si intense que j’ai du souvent fermer les yeux. J’ai suivi le plus longtemps possible le trajet d’une ancienne voie de chemin de fer reliant Mendoza à Santiago du Chili, son tracé parfois interrompu par des éboulements mais sa ligne claire dans les pentes rocailleuses. Je ne sais pas ce qui m’émeut autant dans ces rails d’une autre époque, l’effort vain de dompter ces montagnes ou les vestiges d’un rêve de lier deux mondes séparés par les Andes.

Je prends un peu plus la mesure de ce que je suis en train de vivre et je ressens une immense gratitude pour cette terre pourtant si peu hospitalière. C’est un privilège rare que de pouvoir la découvrir et j’ai le cœur gros de reconnaissance.

Nous sommes à 2800 mètres, déjà si haut et pourtant encore si loin du sommet. À l’hôtel, les conversations vont bon train entre les alpinistes venus du monde entier. Certains sont sur le retour, le visage creusé et brûlé par le soleil. Je commence à comprendre que c’est tout un univers humain qui s’ouvre aussi. Il n’y a pas de place pour l’arrogance ou la vantardise ici, ni pour la compétitivité. Le postulat implicite est que la montagne est dure et que rien ne garantit qu’elle s’offre à nous qu’on soit expérimenté ou non.

Sunny est connue ici, beaucoup d’alpinistes viennent lui parler et lui demander conseil sur diverses voies. Elle va attaquer sa 9ème ascension avec nous, elle en a réussi quatre. J’ai l’audace de penser qu’on en accomplira ensemble une cinquième dans une dizaine de jours mais je sais aussi que je suis vraiment dans la cour des grands — rien n’est artificiellement construit ici pour le plaisir sportif, c’est une nature brute qui demande prudence et humilité — cette expédition ne ressemblera à rien de ce que je connais.

Je parle avec Paul et Lauren qui vont emprunter la voie du Polish Glacier sur la face sud. Paul a un regard d’un bleu intense qui soutient le mien une fraction de seconde de trop, sa poignée de main est franche et un peu intimidante. C’est un ancien militaire américain, il a grimpé partout dans le monde et me parle du Verdon. C’est si loin et j’arrive difficilement à réconcilier ces deux espaces dans ma géographie mentale.

Demain on la verra enfin. Une majestueuse présence féminine qui accueillera peut être la nôtre.

J5 : 15 janvier 2020

Confluenza, camp d’approche, 3600 mètres

Après quelques heures de marche le long d’un torrent boueux, on la voit enfin. Massive et intimidante. Les proportions sont impossibles à appréhender. Sa face sud est striée de glaciers et de parois infranchissables.

Je commence à comprendre que la difficulté sur l’Aconcagua n’est pas le summit day à proprement parler mais tous ces jours d’approche dans la poussière, la chaleur des journées, le vent glacial des nuits, les palpitations du cœur qui peine à s’adapter à l’altitude, l’absence d’hygiène et la fatigue accumulée.

Après deux jours à peine, on est toutes les quatre déjà très sales et marquées par l’effort. Il ne s’agit pas juste de marcher et planter son camp. Il faut porter, monter, déplier, installer, chercher de l’eau, filtrer, bouillir, essayer de manger et espérer que les tripes tiennent le choc.

J’ai du mal à dormir, je me sens déracinée ici, mon esprit est à la fois las et agité. Comme souvent, mon sens de l’auto dérision m’évite de me prendre trop au sérieux — je fais le clown — mais au fond j’ai un peu peur des risques réels liés à l’altitude. L’embolie pulmonaire ou cérébrale. Les évacuations par hélico depuis le camp de base qui est au dessus me rappellent à ma vulnérabilité et ma mortalité. Ce n’est pas un jeu. Andrea a peur elle aussi, ne sait pas lire cet état étrange de gueule de bois qui nous accompagne après chaque effort. Sunny nous dit : you should feel hung over but not drunk.

J7 : 17 janvier 2020

Plaza de Mulas, camp de base, 4300 mètres

Je suis au camp de base de l’Aconcagua depuis trois jours maintenant. Mon acclimatation est lente, je viens de passer 24h assez pénibles. Sensations d’étouffement, surtout la nuit, état de fatigue générale prononcé et difficultés à dormir. Tout cela est bien au delà de mon contrôle et ma déception, ma frustration et mon découragement ne font que rajouter à l’anxiété.

Nous sommes a Plaza de Mulas, dernier point atteint par les mules et l’hélicoptère avant la upper mountain et les trois camps supérieurs. Notre altitude est encore relativement basse, 4300 mètres, le sommet est juste au dessus, il semble si proche alors qu’il est 2600 mètres plus haut, c’est à dire à peu près à 8 jours de marche.

Les distances et le dénivelé sont disproportionnés ici et difficiles à appréhender.

Sunny a décidé de me mettre sous Diamox ce matin, un médicament utilisé par beaucoup d’alpinistes pour accélérer l’acclimatation. Il modifie le pH dans le sang et aide à l’adaptation. Les effets secondaires sont connus et assez désagréables, goût métallique dans la bouche, rêves étranges, sensations de picotements et très diurétique. Mon taux de saturation d’oxygène dans le sang est pourtant bon depuis hier soir mais mon état global est encore trop peu satisfaisant pour attaquer la suite me dit Sunny ce matin, après une nuit encore peu réparatrice.

Andrea, Sunny et Alex sont elles montées déposer du matériel au camp 1 à 5050 mètres ce matin. Elles portent chacune de très lourds sacs — 20 à 35kg — contenant tout ce dont nous aurons besoin sur la upper mountain.

Je les ai accompagnées jusqu’au début du sentier, j’avais le cœur gros de les laisser partir et de me sentir si peu apte à gravir cette montagne. Ce n’est pas tant ma force et mes capacités cardio vasculaires qui sont problématiques ici — elles restent excellentes — c’est cet état comateux, ce manque de clarté d’esprit, ces maux de tètes débilitants qui m’empêchent de les suivre ce matin sans risquer pour ma santé.

Alors j’essaie de profiter de l’ambiance du camp de base. C’est étonnant, ce petit village en altitude, avec ses personnalités et ses centres d’intérêts. Il y a Max, un guide brésilien, qui a gravi 80 sommets de 6000 mètres. Il est jeune, le regard franc et séducteur. Il y a très peu de femmes ici, les hook ups — aventures d’une nuit en altitude — sont courantes. Max semble avoir une réputation. Felipo est lui guide argentin, on raconte qu’il a couché avec une américaine au camp 3. Cela fait rire tout le monde quand on sait dans l’état de crasse où on est au camp 3 après tant de jours dans la montagne.

Il y a aussi Sherpa Nims, ce guide népalais connu pour sa photo de la queue au sommet de l’Everest publiée dans les journaux du monde entier. Ici il est célèbre pour être le seul à avoir gravi quatorze 8000 en 6 mois. Il est entouré de 22 guides argentins, tous très sales et le sourire facile. On a rencontré Jacob aussi, un guide danois qui se lance dans l’ascension du K2 le mois prochain, la montagne la plus mortelle au monde. I have to try, dit-il.

Sunny est accueillie ici les bras ouverts et nous aussi. Elle est toujours détentrice des records de vitesse sur la voie normale et la voie 360. C’est une célébrité au camp et tout le monde vient lui parler.

L’autrichien Thomas Summer et l’Australienne Mia Farrow se joignent à nous pour les repas. Ils vont tous les deux tenter de battre les records dans les jours qui viennent. Mia à remporté le marathon de l’Everest et a toutes les chances de battre le temps établit par Sunny sur la 360. Sunny la conseille, il n’y a aucune compétitivité entre elles, elles sont complices dans la difficulté. Thomas est très mince et parle avec un fort accent. Il est mountain runner professionnel et me rassure quand à mon état. Cela lui est arrivé sur le Kilimanjaro me dit-il.

Le soir le camp s’anime. Les alpinistes qui ont réussi à summit redescendent les traits tirés, incroyablement sales mais un sourire immense sur le visage. La tradition veut qu’on débouche le champagne et qu’on essaie de faire passer le bouchon par une des fenêtres des tentes de repas. C’est une vraie célébration pour eux, le taux de réussite est de 30%, tout le monde les félicite et apprécie l’effort fourni. D’autres reviennent sans avoir réussi, la météo était trop mauvaise, ou, le plus souvent l’altitude les a empêché d’avancer et certains ont dû faire demi tour à 60 mètres du sommet le corps ne pouvant plus aller plus loin. Ils semblent à la fois déçus et soulagés d’être revenus à une altitude plus clémente et une ambiance plus humaine.

Après dinner il y a des parties géantes de baby foot, beaucoup de rires et des commentaires dans un tas de langues avec des tentatives de traduction vers un anglais approximatif. Sur les hauteurs du camp, en dessous des glaciers, il y a la galerie d’art la plus haute au monde. Paraît-il qu’elle est dans le Guiness des records. J’irai y faire un tour plus tard.

Je suis seule au camp aujourd’hui. J’ai suivi longtemps des yeux ma team sillonner les flanche de la montagne vers le camp 1. Je ne les vois plus maintenant. Il y a à peine 3km et 700 mètres de dénivelé. Elles mettront pourtant 3 heures a estimé Sunny, déposerons une partie de notre matériel et de l’eau (pas de neige cette année au camp 1, donc pas de possibilité de faire fondre de la neige pour s’hydrater). Puis elles redescendront en 30 min à peine. Les temps n’ont rien à voir avec ce dont j’ai l’habitude, les pas sont minuscules en montée pour garder un souffle fluide et ne pas risquer l’essoufflement, potentiellement fatal à cette altitude.

Alex et Andrea ont l’air en forme. Alex arrive maintenant à s’alimenter et a repris des forces. Andrea a des gros maux de tête mais arrive à bien dormir. Sunny est une force de la montagne, elle est déjà monté hier au camp 1 avec près de 40kg sur le dos.

Demain ce sera mon tour de monter mes crampons, piolet, fringues chaudes, tente, bouffe et bouteille de gaz. Le Diamox aura fait effet et mon état général sera meilleur. Je redescendrai dans la journée pour passer une dernière au nuit au camp de base. Ensuite on ira au medical check pour avoir l’autorisation d’accéder à la upper mountain et ses trois camps de très haute altitude. Nous passerons 8 jours en haut, avec une tentative de sommet le 25 ou 26 janvier. Nous ne savons pas si nous partirons du camp 3 ou 2. On dort mieux au camp 2 qui est moins haut mais le sommet est à 18-22 heures de marche.

Après des premiers jours faciles et quasi euphoriques, je doute. Je vois le sommet de ma tente où j’écris ces mots, il est si proche et si inaccessible. Je suis passionnée par cet environnement qui pour le moment se refuse à moi. L’inconfort physique est aussi une peine de cœur. J’espère que les heures à venir vont me proposer un sommeil réparateur et me donner un peu de quoi investir cet espace.

J10 : 20 janvier 2020

Vie au camp de base. Plaza de Mulas, Aconcagua Base Camp, 4300 mètres

Dernier jour ici dans cette ambiance étrange de petite ville perchée le temps d’un été sur le flanc d’un des plus hauts sommets au monde.

Après trois nuits ici, une montée au camp 1 hier, je me sens mieux et plus confiante. Je saigne toujours du nez mais n’ai aucune douleur, j’y prête assez peu attention et n’en ai pas parlé à Sunny. On part enfin sur la upper mountain aujourd’hui. On y passera 9 jours dans des conditions beaucoup plus difficiles qu’ici au camp de base. Cole, notre adopted boy — alpiniste américain qui avance à peu près au même rythme que nous et avec qui on a bien sympathisé — est déjà monté et il y a quelque chose de rassurant à aller vers des visages familiers.

Hier le médecin du camp nous a donné le feu vert, elle a confirmé que mon taux de saturation d’oxygène dans le sang est tout à fait correct, peut-être avais je besoin d’une opinion médicale pour retrouver mes jambes. Il y a un tel contraste entre l’état comateux dans lequel je suis et mes capacités physiques, c’est déroutant. Hier, pendant le carry à C1, j’avais le cœur bien accroché et suis montée bien plus rapidement que le reste de la team. Pourtant, mes nuits sont plus pénibles que celles de Sunny, Alex et Andrea qui enchaînent 8 à 9 heures de sommeil enroulées dans leur gros sac de couchage.

Photo de Sunny Stroeer

Je commence à m’habituer à être très sale et à l’hygiène sommaire de la haute montagne. Il y 4 toilettes au camp, on les appelle les shit barrels, et c’est bien ça. Des barils dans lesquels il ne faut surtout pas jeter un œil si on veut pouvoir s’alléger à son tour. Ils sont enlevés par hélico de temps à autre. Il y a eu un raté hier matin, l’hélicoptère a lâché un shit barrel qui est tombé et s’est répandu sur le bas du camp. No comment.

Andrea a très vite repéré les toilettes les plus acceptables, elle les a baptisé le Taj Mahal et nous veillons chacune à que ce palais relatif ne soit pas trop fréquenté et maintenu dans un relative acceptabilité sanitaire. Ça a déclenché quelques fous rires ; il y a beaucoup de complicité entre nous malgré les différences d’âge. On s’entend bien et on se soutient. Andrea a dit plus tôt qu’elle ne pouvait pas envisager un sommet sans nous toutes. Cela fait pourtant partie des éventualités, aucune équipe de Sunny n’a encore à 100% atteint le sommet.

Il est juste là un peu plus haut, parfois caché par un nuage qui s’y est accroché, d’autre fois puissant et découpé sur un fond de ciel bleu. Je me demande ce qui nous pousse à chercher la hauteur, à vouloir ainsi se rapprocher du ciel en prenant des risques, certes mesurés, mais bien réels. Je me sens à la fois incroyablement vulnérable et fragile devant cette nature si crue et rude et aussi emplie de mon potentiel humain. Je me perds dans ce paradoxe que je ne cherche plus à élucider.

J11 : 21 janvier 2020

Camp 1, 5100 mètres

Nuit à Camp Canada ou Camp 1. Je suis beaucoup plus calme et même le vent glacial qui a soufflé toute la nuit n’a pu me sortir d’une certaine torpeur. Des guides argentins ont écouté de la musique et parlé tard dans les tentes avoisinantes et je me suis endormie dans un brouhaha de sons divers. J’ai cru entendre la voix de Max, le guide brésilien, et je me souviens m’être demandée si pour lui aussi l’expérience du soir sur un des toits du monde gardait une saveur d’aventure.

Photo: Sunny Strooer
Photo de Sunny Stroeer

Il est difficile encore de manger ce matin. On tente pourtant d’ingurgiter le plus de calories possibles. Eat to summit nous répète Sunny. Alex touche à peine à son petit déjeuner, un porridge grumeleux qui colle au fond du bol. On s’affaire aux dizaines de petites tâches qui sont nécessaires pour vivre à cette altitude. Vérifier la solidité de la tente, que les cordes qui la tiennent soient bien inclinées dans la direction du vent pour ne pas arracher la toile. Aller chercher de la neige au glacier, la filtrer, la faire bouillir, remplir les gourdes et s’efforcer de boire : il nous faut 5 litres par jour. Faire l’inventaire de la nourriture, vérifier notre taux de saturation d’oxygène, évaluer nos maux de tête sur une échelle allant de 1 à 10. Je suis à 2 aujourd’hui, Alex est couchée au fond de la tente, elle estime un 7.

Nous montons ensuite au camp 2, Niedo, à 5550 mètres. Les sacs sont lourds et nos pas très lents dans la pente sèche. Les porteurs nous sourient, rares sont les équipes qui ne font pas appel à leur service. Les regards sont plutôt admiratifs ; une des rares guide femme argentine nous prend en photo, las chicas ! Nous maitrisons toutes maintenant le rest step : le poids dans le pied de devant, nous marquons une légère pose salvatrice avant d’avancer l’autre pied. Il y a quelque chose de très méditatif dans cette marche, nous parlons peu et nous laissons osciller au rythme de cette marche scandée. La poussière me gêne, j’essaie de respirer à travers le buff, l’air rentre difficilement et une vague sensation de panique se réveille dans un coin de mon esprit. Je fais un effort conscient pour ralentir encore ma respiration, calmer mon esprit et lève le regard vers l’espace pour y trouver du réconfort. L’effort est tout aussi physique que mental. Je sais que j’excelle à ce jeu là, mais ici personne ne joue, tout est littéral.

Photo de Sunny Stroeer

Mes yeux brûlent, la poussière mélangée au soleil assèche mes lentilles de contact et créent un filtre opaque à mon regard. Je saisis pourtant la beauté ardue du paysage, ces pierres posées sur des plans de sables blonds et ocres, les pénitents du glacier veillant sur elles.

Arrivées au Camp 2, nous montons les tentes en commençant par la social tent qui est notre lieu de repas, sieste et conversation. Celle-ci est assez rapidement envahie d’alpinistes qui viennent nous dire bonjour. Chase et Jaden, guides de glacier en Alaska, nous rejoignent, Cole et Thomas arrivent ensuite. Nous sommes tous serrés dans cette petite tente, la proximité humaine convoitée par tous. J’écoute les conversations avec curiosité, je suis bien plus vieille qu’eux et envie la liberté d’être, les rêves et les possibles de leur jeunesse curieuse. On parle de sommets, d’amour et de relations humaines, la conversation est facile et franche ; comme la montagne alentour, nous sommes nous aussi dénués d’apparats et de paraitre. Je touche intuitivement et sans effort à une véritable authenticité de coeur. Pas de catharsis ni de révélation dans ce voyage, mais la confirmation de l’indéniable beauté d’être humain.

Photo de Sunny Stroeer

J13 : 23 janvier 2020

Nido de Condores — Camp 2, 5550 mètres

J’ai à peine dormi. Maux de tête féroces toute la nuit; j’ai avalé trois Ibuprofen sans trouver de soulagement. Je suis sortie dans l’obscurité pour chercher de l’air, ai rencontré un vent glacial et un ciel saupoudré d’étoiles. Il a encore fait très froid cette nuit, l’eau a gelé dans ma gourde même avec sa protection isotherme. J’ai mis l’électronique, mes lentilles de contact, de la bouffe et ma frontale dans mon sac de couchage afin de leur épargner les températures nocturnes, et ai passé une grande partie de la nuit à ajuster ma position pour éviter un contact douloureux avec ces divers objets.

Sunny est venue nous réveiller vers 9h un café à la main, j’ai saisi la tasse d’une main peu sûre, le ventre serré et l’esprit épuisé; quelques sons incompréhensibles sont sortis du sac de couchage d’Alex, elle s’est aussitôt rendormie. J’envie sa capacité à se réfugier dans le sommeil et maudit ma vivacité et mon imagination parfois si difficile à apaiser. Journée de repos aujourd’hui, elle est sensée nous apporter l’acclimatation nécessaire pour grimper plus haut demain.

Photo de Sunny Stroeer

Je me recouche après un petit déjeuner avalé sans faim et arrive à trouver une trentaine de minutes de sommeil. L’hélicoptère me réveille, encore une évacuation. Nous sommes peu de chose face à cette montagne, j’ai un peu peur mais suis trop fatiguée pour donner suite à cette idée. Je me sens affreusement sale, j’aimerais me laver les mains, j’ai tenté de les tremper dans l’eau s’écoulant du glacier hier après midi, elle était boueuse et m’a laissé la peau sèche et recouverte d’une nouvelle pellicule opaque. J’y rajoute une couche de crème solaire et décide d’oublier l’inconfort.

Alex et Andrea redoutent les jours de repos, le vide de l’attente, les cris du corps et de l’esprit plus difficiles ignorer. Sunny s’affaire, va chercher de l’eau au glacier du bas, moins sale et plus facile à filtrer, traite de quelques questions urgentes avec Paul son mari via le GPS, rassure Thomas et Cole qui s’inquiètent pour la voie supérieure vers le sommet, remet des pierres autour de la social tent pour la stabiliser et arrive à nous préparer un lunch de reines, des fajitas avec des onions frais.

Je suis dans un état de demie-veille, le soleil m’empêche de rester longtemps dans la tente, il y fait trop chaud et la lumière est tout aussi aveuglante qu’à l’extérieur. Je lis pourtant quelques lignes sur mon Kindle, écris dans mon journal comme chaque jour, marche jusqu’au bout du camp et discute de tout et de rien avec les alpinistes de passage. J’ai reçu un message inattendu hier soir, quelques lignes qui m’ont ravivées le coeur ; j’y pense et y trouve l’élan qui m’a manqué toute la journée.

Mia est passée ce matin par le Camp 2, elle est en train d’essayer de battre le record de vitesse détenu par Sunny sur la voie 360 (record de 47 heures). Sunny s’est réveillée à 5h aujourd’hui pour aller à sa rencontre et l’encourager. Mia pleurait, épuisée par l’effort, elle est partie de Arcones hier soir à 19h, a couru toute la nuit, s’est perdue dans la partie basse de la montagne, a eu des difficultés à traverser la rivière et n’en pouvait presque plus avant de trouver un deuxième souffle auprès de Sunny. On attend de ses nouvelles, elle doit être près du sommet maintenant.

Photo de Sunny Stroeer

Vers 16 heures, Mia nous contacte à nouveau par GPS, elle est effectivement à la Cueva, la dernière partie avant le sommet, à environ 6600 mètres d’altitude. Mathias le porteur est là aussi, il l’empêche de continuer, il est tard, elle est trop lente, c’est trop dangereux. Elle oppose une résistance fragile, puis se résigne à abandonner. Elle nous annonce sa descente. Deux heures plus tard, elle arrive en larmes, on la serre dans nos bras, on lui donne à manger, elle s’effondre dans un coin de la social tent, on la couvre des vêtements dont on peut se passer; elle dormira d’une traite jusqu’au petit matin.

On est le 23 janvier, notre summit day est prévu pour le 26. On ne sait toujours pas si on part du Camp 2 où nous sommes, ou du Camp 3. Notre forme de demain décidera de la stratégie. J’attends sans impatience, je ne sais pas comment investir cet espace autrement que par le coeur ; il me touche, m’émeut et m’effraie à la fois.

J15 : 25 janvier 2020

Derniers préparatifs pour l’attaque du sommet

La nuit dernière a été glaciale, le vent violent a arraché un bout de la social tent malgré les réparations nocturnes de Sunny. J’ai dormi avec deux doudounes, ma capuche renforcée de mon bonnet et mes puffy pants dans mon duvet -40. Le vent est tombé ce matin et on se consacre à la préparation de l’ascension. On fait et refait nos sacs, essayons et réessayons les chaussures d’alpinisme, nous plaignons de leur inconfort ; Sunny est intransigeante, c’est obligatoire, il fera bien trop froid en haut pour envisager porter autre chose. Je négocie quand même une paire de chaussures de trail pour la descente si le temps le permet.

Nous mettons de coté les snacks, il faut prévoir environ 1000 calories ; je ne prends que des gels, je sais que dans l’effort j’ai du mal à mâcher du solide. La bouffe devra rester près du corps pour ne pas geler, nous réfléchissons aux moyens les plus simples de l’attraper sans avoir à dézipper trop de couches ni à enlever nos énormes moufles. Je porterai une couche technique, deux doudounes, une gore tex sur le haut du corps; trois couches sur le bas du corps. Dans mon sac il y a l’énorme parka de haute altitude, je la mettrai uniquement si le vent est trop froid car elle entrave les mouvements. Il nous faudra de quoi nous protéger le visage des engelures, un casque et une frontale équipée de piles neuves pour les 4 heures d’ascension nocturne. J’ai hâte, j’adore courir et marcher la nuit.

Photo de Sunny Stroeer

Hier nous sommes montées jusque 6000 mètres, je n’avais jamais été aussi haut. Nous avons traversé Colera — le Camp 3 — assez spectaculaire par son emplacement dans un creux rocailleux à flanc de montagne, à peine abrité du vent. Il y avait une bonne douzaine de tentes battant dans le blizzard glacial. Plus haut j’ai croisé un français avec qui j’avais parlé au camp de base il y a quelques jours ; il descendait du sommet. « C’est très difficile», « de plus en plus difficile », « il faut absolument en garder dans les chaussettes ».

J’ai essayé de traduire cette expression aux filles, cela nous a fait rire. Notre forme était excellente tout le long de cette marche d’acclimatation, un peu moins de deux heures pour monter au Camp 3, un total de 4 heures ; Alex et moi avons chantonné tout le long, le tout m’a paru facile et fluide même si cette altitude m’intimide et que j’écoute chaque signe de mon corps avec une attention moins désinvolte qu’à mon habitude. Sunny était impressionnée; nous partirons donc directement du Camp 2 la nuit prochaine pour l’ascension. Départ prévu vers 3 heures du matin, lever à 1h30 pour Alex et moi qui partageons la même tente ; Alex ayant toujours du mal à manger, il lui faut du temps. Je suis quand à moi toujours prête la première, un special talent me dit Sunny.

Photo de Sunny Stroeer

Luchi, guide argentine vivant en Patagonie nous accompagnera pour le summit day. Aucune équipe féminine n’a encore réussi à atteindre le sommet ensemble, il faudra peut être nous séparer, Luchi est là pour ça. Chase et Jaden, tous les deux pourtant guides de glacier en Alaska, demandent à nous accompagner, ils se sentent rassurés d’être avec nous et d’avoir un groupe leur donnant le rythme. Nous partirons donc à 7 cette nuit.

Cole est lui en train de faire son ascension, il a 25 ans aujourd’hui, il voulait pouvoir les fêter sur le toit des Amériques. Nous attendons de ses nouvelles par la radio, il devrait être au sommet dans l’après midi. Mika, la chef du camp de base, monte nous rendre visite. C’est son jour de congé, elle avale les 1200 mètres de dénivelé pour venir nous embrasser et nous souhaiter bonne chance. Elle a un sourire et une bonne humeur communicative, elle porte comme tous ici une casquette très sale et une doudoune qui a pu être verte ou grise. Je l’aime beaucoup, on ne s’est rencontrées qu’il y a 4 ou 5 jours mais nous sommes tout de suite devenues amies. Sa présence est familière et me rassure.

Photo de Sunny Stroeer

Je suis de très bonne humeur, le sommet me parait plus proche, mon corps se dérobe moins et je sens que je peux compter sur mon expérience de la longue endurance.

Summit Day : 26 janvier 2020

Nous sommes le 26 janvier, today is summit day.

La nuit est encore très ventée, les bourrasques menacent d’arracher la tente et même l’envie de faire pipi ne me sort pas de mon sac de couchage. Nous avons très peu dormi. Alex était inquiète et n’a cessé de gigoter et soupirer toute la nuit. J’ai un temps hésité à lui dire qu’elle m’empêchait de dormir puis lui ai gentiment fait remarquer que j’avais envie de profiter d’une heure ou deux de sommeil. Elle a grogné son acquiescement et s’est un peu calmée.

A 1h30 du matin Sunny vient nous réveiller, je suis prête en 30 minutes à peine, Alex tente d’avaler son petit déjeuner mais rien de passe. Elle contemple son porridge en jouant avec sa cuillère pendant près d’une heure, je vais rejoindre Luchi et Sunny dans la social tent. Les températures sont bien en dessous de zéro, moins vingt peut être. Andrea met du temps à émerger mais quand elle pointe son nez cagoulé son sac est méticuleusement fait, des sacs dans des poches dans des étuis, le tout bien zippé et à une place spécifique.

J’ai tout fourré en vrac dans le mien comme à mon habitude et n’ai pris que l’essentiel — 2 litres d’eau déjà gelée, la parka de haute altitude, des piles de recharge pour la frontale, une paire de gant de secours, des cordelettes, deux mousquetons — la bouffe est près du corps, mon téléphone dans ma brassière pour protéger le tout du froid. Je me félicite de n’avoir à porter que quelques kilos. On a toutes déjà le casque sur la tête, les frontales en place, les chaussures de haute altitude lacées, les mains dans les moufles et les surmoufles, et de multiples couches sur le corps. Jaden et Chase nous rejoignent et nous commençons notre ascension silencieuse à 3h dans la nuit noire et le froid glacial.

Je me sens incroyablement bien, le pas facile et grimpe avec Luchi en tête. Derrière nous plus bas dans la pente, Andrea a des vertiges, elle panique un peu, le coeur palpitant et la nausée montant. C’est pourtant Alex qui vomit la première, je me demande quoi, car elle n’a rien avalé ou presque ce matin. Luchi et moi continuons à avancer mais avons du mal à repérer le sentier le plus doux. A la lumière de nos deux frontales nous tâchons d’éviter les passages très raides empruntés par les porteurs en descente mais nous retrouvons à plusieurs reprises dans des portions très pentues où on ne peut pas poser le pied à plat.

Vers 5 heures nous arrivons au Camp 3. Alex et Andrea se sentent toujours très faibles, Luchi propose alors de nous abriter un instant dans une des tentes de Inka Expeditiones, agence pour laquelle elle travaille. Nous nous protégeons du vent tous les six serrés les uns contre les autres. Je veux continuer, j’ai froid et la pause me parait interminable. J’avale un gel, mes doigts se glacent immédiatement au contact de l’air et j’ai du mal à les réchauffer ensuite. Je m’impatiente un peu, je comprends qu’Alex et Andrea aient besoin de temps et de reprendre des forces mais je me sens prise en otage. J’essaie de balayer cette pensée peu compatissante envers le reste de mon équipe ; je sais que je risque moi aussi à m’importe quel moment de me sentir très mal et que j’aurai besoin d’elles. Je ne parle pas, ne me plains pas, Sunny se tourne vers moi et me dit que ma force mentale est exemplaire. J’ai avalé les premiers 400 mètres de dénivelé sans un mot c’est vrai, je me sens forte et apte à affronter ce sommet, aucune peur, ni appréhension. Juste ce froid implacable qui commence à me rentrer dans les os.

Quelques frontales dansent devant nous dans la pente lorsque nous quittons le Camp 3 encore plongé dans l’obscurité et le calme. Nous attaquons une longue montée vers Independencia et Windy Ridge. Ma forme est toujours là, je pars en tête et donne le rythme pendant deux bonnes heures. Alex va beaucoup mieux et n’est pas loin derrière, Andrea peine, l’écart se creuse, elle doit être une bonne vingtaine de minutes derrière, le pas lourd et fatigué. Elle est accompagnée par Luchi, Chase ferme lui la marche. Sunny me crie à plusieurs reprises de ralentir, je vais trop vite, l’ascension reste longue et sera de plus en plus difficile à mesure que nous gagnons en altitude.

Nous avons maintenant dépassé les 6000 mètres, le soleil se lève et j’attends avec impatience que quelques rayons me réchauffent. Je bouge les orteils et les doigts le plus possible pour les réchauffer mais je n’ai plus de sensation dans le pouce gauche depuis un moment déjà. Je n’ai pris qu’un gel depuis notre départ, je sais que je dois manger mais j’ai trop peur d’enlever mes moufles et d’affronter le froid, je ne me souviens plus bien dans quelle poche j’ai mis quel gel, l’effort de mémoire me fatigue et je me dis que ça tiendra encore un peu.

Ca ne tient pas bien plus longtemps en fait, en arrivant à Windy Ridge, je me mets à trembler comme une feuille. Cette traversée porte bien son nom, le vent est incroyablement fort et le froid envahit tout mon corps. Je manque de tomber plusieurs fois, poussée par les rafales et affaiblie par le manque de calories. Je m’arrête et tente d’ouvrir une poche pour attraper à manger. Je n’ai même pas la force de descendre la fermeture éclair et dois attendre Sunny pour qu’elle le fasse. L’hypoglycémie redoutée est bien là, une erreur de débutante vraiment, j’ai un peu honte d’en être arrivée là avec mon expérience de la longue endurance. Sunny me force à avaler un gel, je tremble tellement que j’arrive à peine à déglutir. Ma cagoule est descendue, mon visage est exposé et mes mâchoires commencent à geler. Jaden nous a rejoint et m’enfile un buff sur le visage. J’ai du mal à respirer à travers le tissu, je ne cesse de le descendre et Sunny me crie cover your nose or you are going to lose it.

La suite est très dure, je trébuche sans cesse, chaque pas me demande une énergie que je n’ai pas et la traversée jusque la Cueva est certainement l’effort le plus difficile que j’ai fourni dans ma vie. Alex et Jaden partent devant, ils avancent lentement mais très régulièrement. Sunny reste derrière moi et me rattrape plusieurs fois lorsque je suis prête à m’écrouler. Je ne sais pas où je trouve la force mentale de continuer à avancer, j’ai parfois les mains sur le sol, presque à quatre pattes. Je m’encourage à voix haute : Elise, you’ve got this, Elise, take one more step. Andrea doit se sentir bien mieux, je la vois à quelques minutes derrière moi, elle a repris du rythme et levé la tête. Cela me rassure de savoir que nous pouvons traverser tout cela ensemble même si l’expérience de la difficulté du moment est horriblement solitaire.

Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé depuis notre dernière pause, trois heures, quatre peut être ? J’atteins enfin la Cueva, sorte de grotte légèrement abritée du vent, avant la dernière partie, le Canaletta, considérée comme la plus difficile. Il n’y pas de neige du tout cette année dans le Canaletta, ce qui rend son ascension encore plus ardue, le terrain est un immense pierrier très raide où les pas se dérobent sous des corps déjà exténués. On voit le sommet depuis la Cueva, je m’écroule dans la poussière et les pierres pour quelques minutes de repos.

Le sommet semble si proche

Le sommet semble si proche, Sunny nous a pourtant prévenu qu’il reste encore plusieurs heures d’ascension. Alex et Jaden sont déjà assis à l’abri du vent et semblent optimistes, les forces sont revenues, je crois qu’ils blaguent mais n’ai pas l’énergie d’écouter leurs propos. Je tremble si fort que je n’arrive pas à dézipper mes vestes et à attraper les gels que je garde contre la peau. Je demande de l’aide et des gants glacés viennent me frôler le corps. J’avale le plus de calories possibles, je me sens si faible que j’arrive à peine à mâcher. Je parviens tout de même à ingurgiter 4 gels de suite, à peu près 800 calories. J’ai toujours horriblement froid même avec l’énorme puffy jacket que j’ai rajoutée sur les autres couches ; mais les gels ne tardent pas à faire effet et je me sens rapidement mieux, je vois plus clair, ma respiration est plus posée, je retrouve des sensations dans les jambes.

Je prends le temps de regarder autour de moi, la vue est infinie, les Andes s’étirent de part et d’autres, tout un continent à nos pieds. La face Sud glacée s’étend à notre gauche, scintillante et presque à portée main. Son rayonnement est pur et contraste avec la poussière rouge et sale qui nous couvre depuis plus de 15 jours maintenant.

Sunny démarre le Canaletta en tête, je la suis, Andrea, Alex et Luchi derrière, Jaden et Chase un peu plus bas. Nous sommes maintenant à plus de 6600 mètres d’altitude, nos mouvements sont très lents et pénibles. J’entends les efforts de Sunny, la lourdeur de ses pas, les crissements de son souffle. C’est dur pour elle aussi, elle qui est pourtant une force de la montagne, une athlète hors pair et une alpiniste chevronnée. Rest Step : un pas, trois ou quatre respirations, un autre pas, et ainsi de suite. Nous doublons une équipe de trois, notre lenteur est donc bien relative.

6963 mètres, le toit des Amériques

Le temps passe vite, encore une fois, je ne sais pas estimer son écoulement ; deux ou trois heures ? Le sommet se rapproche, les derniers mètres sont très rocailleux, il faut mettre les mains, se hisser sur de grosses roches et avancer presque à quatre pattes. A un moment, nous y sommes. C’est presque soudain. 6963 mètres, le toit des Amériques. Il y a la croix qui matérialise le sommet, les drapeaux tibétains qui l’entourent, des sommets à perte de vue, et ce vent qui nous fait perdre l’équilibre. Je vois tout cela mais ne prends pas la mesure de ce qu’on vient de faire.

Nous y sommes, je ne cesse de me le répéter, j’attends les larmes ou les cris de joie, il n’y en a pas. On se serre dans les bras les uns des autres, mon coeur n’y est pas tout à fait, c’est trop tôt, c’est trop vite. En bas, je serai à émue par notre exploit, par notre courage, par notre humanité partagée. Maintenant, j’ai froid, j’ai si froid. Nous sommes trop haut, tout est trop grand, tout est trop inhumain. J’ai envie de redescendre je crois.

Encore une fois je ne sais pas combien de temps nous passons au sommet. Une dizaine ou quinzaine de minutes peut être. Nous prenons des photos, tentons de faire entendre nos voix par dessus le vent puis entamons la descente. Nous avons mis 10h25 pour atteindre le sommet, un temps inespéré et acclamé par tous les alpinistes que nous rencontrerons ensuite. Luchi et moi mettrons à peine 3 heures pour descendre, le reste de l’équipe une heure trente de plus. De retour à la Cueva, je remplace mes chaussures d’alpinisme par celles de trail et cours avec Luchi tout droit dans la pente vers le Camp 2 et nos tentes. Nous prenons un « raccourci », le sentier des porteurs qui file sans détours vers des altitudes plus clémentes. Je tombe plusieurs fois emportée par mon élan, mes jambes sont si fatiguées qu’elles en sont presque devenues indolores. Je déchire ma Gore Tex et m’en moque. Je pense au champagne du camp de base dans deux jours, au vin à Penitentes dans trois et à la douche luxueuse de l’hôtel Diplomatic dans quatre.

J’ai en moi une appréciation de la vie sans pareille

Ce n’est que maintenant, quelques jours plus tard, en écrivant ces mots, après une longue descente, un portage impressionnant, quelques bières, un peu plus de sommeil, que je comprends ce que nous avons fait. Je n’ai pas eu de révélation, ni d’épiphanie sur cette montagne. Elle était inhospitalière, rude et froide. Cependant j’ai en moi une appréciation de la vie sans pareille, une ferveur et une confiance jamais expérimentées.

Je le sens dans mon corps, qui pourtant fatigué, est avide de vie et d’aventures, n’a peur de rien ou presque, se moque de son âge et de ses limites. Je le sens dans mon coeur qui est gros de désir, ouvert vers le possible, l’amour et les territoires inconnus. Nous parlons peu les jours qui suivent mais nous sommes toutes baignées de cette expérience où les gestes sont réduits à la simple survie et où le caractère précieux de la vie humaine s’affirme directement et indéniablement. Je suis à la fois toute petite sur cette montagne mais immense dans mon humanité.

Photo de Sunny Stroeer

Un immense merci à tous pour votre soutien

Sans vous tout cela n’aurait pas été possible. Les preuves d’amitié et d’amour que j’ai reçues m’ont énormément émue que ce soit à travers vos dons, vos messages, vos sourires ou votre présence à mes côtés.

Special thanks à ma coach Megan Roche qui croit toujours en moi et me pousse à l’aventure, à ma préparatrice mentale la fantastique Danielle Snyder, et à Sunny Strooer qui est une incroyable guide, mentor et compagne d’expé.

En descente, photo de Sunny Stroeer
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