Le corps et l'esprit

Publié le 26 avril 2024Méditation

Je crois que petite, comme beaucoup d’enfants, j’étais très liée à mon corps, à sa puissance, à son agileté, à ses possibilités. J’avais certes une imagination débordante, en grande partie nourrie par des lectures de récits d’aventure, mais c’est mon corps qui devenait écriture, narration, manifestation, moyen et terrain de réalisation de désirs. A cette époque mes désirs se résumaient à courir dans la forêt, passer par dessus les clotûres, grimper dans les arbres, voler des cerises et construire des cabanes. A cette époque mon corps n’était pas genré, je n’étais pas encore “une fille” — je le suis devenue tardivement à l’adolescence — je courais le plus vite de l’école hors catégorie filles ou garçons, et je n’en tirais qu’une fierté physique. Plus tard, j’ai appris à devenir “fille” et à me comparer avec mes paires et cela a surement coincidé avec le début d’une séparation corps/esprit que j’ai passé le reste de ma vie à réparer. Car quelque chose s’est bien cassé à un moment; un sentiment de cohésion, de cohérence, de continuité a disparu; une simplicité d’être a été enfouie sous l’emprise d’un “mental” jugé supérieur car éduqué, dompté, civilisé.

J’ai bien esssayé de vivre depuis l’esprit, d’y trouver de la stimulation, du sens et l’enthousiame pour ma vie. Comme beaucoup, j’ai obéi au contrôle, que j’ai pris pour de la sagesse. J’ai étudié, beaucoup et longtemps, j’ai accédé rapidement au statut “d’intello”, de personne cultivée et donc respectée. J’ai appris beaucoup avec la tête, laissant le corps en mal de nourriture et me trompant sur quoi lui donner : du sport beaucoup, à outrance. Un sport vécu comme un moyen de plus de contrôler et de calmer ou d’étouffer toute vivacité animale, tout désir de cohésion primaire ou même primitif. Beaucoup de mouvement mais un mouvement esthétique, technique, calibré, tenu.

L’ironie de ces années passées dans la tête même quand j’étais dans mon corps, est que les sujets qui m’intéressaient pointaient déjà vers la richesse d’un rapport corps/esprit retrouvé. Je travaillais sur la déterritorialisation, la dissolution de l’identité, le questionnement du “je”, ce qui se trouve “entre”, les transitions, l’espace, la fuite. Je travaillais sur le mouvement, celui qui échappe, qui ne se contient pas, qui est furtif et contingent. Je travaillais déjà sur l’espace de la conscience, mais je croyais qu’elle se situait dans la tête pensante et dépendait du logos.

Mon père — philosophe, totalement coupé de son corps — m’a posé maintes fois la question quand le yoga a pris plus de place dans ma vie : “Mais quel est le rôle du corps dans l’accession à la conscience ?”. C’est finalement cette question qui est devenue centrale à mes études, recherches, apprentissages de ces vingt dernières années. Etre conscient.e non pas seulement du corps mais par le corps, depuis le corps, dans le corps. Comprendre notre incarnation dans ses dimensions multiples, celles évidentes de notre physique, notre biologie, notre physiologie — et ses dimensions subtiles, émotionnelles, énergétiques voire secrètes. Sentir mes muscles et mes os, mais aussi mon souffle, mes organes, et tout l’espace qui constitue et déborde du corps. Vivre depuis le champ de conscience qui englobe et dissout les pôles corps/esprit. Devenir vie, retrouver l’être qui n’est pas moi, mais qui est aussi moi.

Tout ça se sont des mots, et je me rends bien compte que ma faculté à manier le langage et à penser l’abstrait se pose ici encore en filtre. Car comment parler de ce qui est complètement là et en même temps au delà ? De qui est immanent et transcendant ? Les artistes le savent, c’est le geste fuyant, qu’on ne pourra jamais capter, car il est dans un perpétuel devenir. C’est pour cela que le corps est au coeur de la méditation, car il sent, il vit, il déclosonne les pensées et les catégories d’être, il est.

Je suis dans cette quête merveilleuse d’accéder pleinement à ce qui est déjà là mais ne peut se révéler que si la pensée et la faculté de juger se détendent, arrondissent leurs contours, se laissent aller elles aussi à juste être.

Je m’apprête à enseigner une immersion sur le corps dans/et la méditation — j’ai hésité sur le titre, consciente que cette hésitation contient quelque chose de précieux et porteuse de sens — j’ai beaucoup de livres et de pratiques dans lesquels puiser; et j’ai surtout l’expérience intime d’être qui je l’espère osera s’imposer comme guide et touchera bien au delà des mots.

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Illustration : Movement - Série : Life of the body , Elise Maes Le Goff, Décembre 2023