Je déménage. Je quitte l’appartement dans lequel j’habite depuis bientôt 25 ans. Je tombe sur des vieux cahiers, couverts de notes et de petits dessins appliqués, gardés à travers les années et presque oubliés au fond d’une étagère. Ces cahiers, ce sont mes notes de yoga, prises en formation ou stage, en France et à l’étranger, il y a 15, 20, 25 ans. Ces cahiers indiquent mon âge et mon ancienneté dans l’enseignement du yoga. C’était avant instagram et avant les sites internet spécialisés dans le yoga. La trace écrite était essentielle pour se souvenir des informations entendues, dessiner les postures et leurs variations était le seul moyen de s’en souvenir.
Quelle est ma place aujourd’hui dans un yoga qui a tellement évolué ?
La question se pose, c’est évident. Je peux me ranger dans la case “vieille prof” et revendiquer un yoga efficace, super bien rodé, informé et précis. Je peux aussi essayer de m’accrocher à la vague et intégrer les apports nouveaux incarnés par des profs de yoga qui ont bien deux décennies de moins que moi. Pour faire simple, je peux décider que toute évolution est finie ou au contraire prétendre que je ne suis pas larguée.
La réalité est que je me pose rarement cette question, et que si je l’adresse ici, c’est que je sens qu’elle émerge pour bien des profs et pratiquants de mon âge.
Peut-on vieillir dans le yoga en étant encore “in” ? Est-ce qu’on peut se former au yoga à plus de 50 ou 60 ans ?
Ma réponse est affirmative, et non pas parce que les possibilités physiques sont les mêmes qu’il y a 25 ans. Mais parce que le possible se trouve aussi ailleurs et est toujours accessible. Je vis mon yoga comme une ouverture perpétuelle, yoga et évolution sont pour moi synonymes. Je n’appartiens à aucune école, préfère la transversalité rigolote au formalisme sérieux. Ma vision du yoga est inclusive, à la fois perméables aux modes et aux tendances et ancrée dans une philosophie qui irrigue ma vie.
Ce que mon corps aurait perdu en souplesse (encore que je questionne cela, à 54 ans mon corps est souple, mais surtout fort), je l’ai gagné en précision de geste, en intensité de mouvement, en lacher prise mental, en goût du jeu et de la spontanéité. Et surtout en liberté. Celle de ne pas me comparer à ce qui pourrait paraitre une norme dans le yoga (évidemment, jeune, souple, féminine, blanche, en bonne santé).
Alors, ma place dans le yoga ?
Elle est mouvante et changeante. J’occupe souvent celle de la transmission, car je sais un bon nombre de choses et de petits trucs qui eux mêmes se renouvelent sans cesse et s’ajoutent, au fil du temps, comme jadis mes notes dans mes cahiers de yoga. Je transmets surtout une attitude, qui prend justement le contrepied de celle de la sachante : le yoga comme une invitation à ne s’installer dans aucune certitude, aucun savoir définitif. Ne pas trancher, ne pas dire ce qui est du yoga et ce qui n’en est pas ; l’éternelle question, qui m’irritait avant et que je vois aujourd’hui comme le besoin de s’accrocher à quelque chose dans une vision où tout nous échappe.
L’envie de tout savoir qui caractérisait ma jeunesse est toujours là mais elle s’est raffinée et hiérarchisée. Je sais discerner la sagesse profonde du yoga de la technique qui peut (ou pas) la soutenir. Les petits trucs posturaux me plaisent toujours autant, j’en glâne dans tous les domaines que j’aime, la danse, la mobilité, les arts martiaux, le pilates, la musculation, le fitness. Les frontières entre les disciplines s’effacent quand on vise l’union du corps, du coeur et de l’esprit. Je vieillis dans un yoga qui est finalement de plus en plus créatif, spontané et joyeux. Certes, le rythme et la difficulté physique de mes cours est moindre qu’il y a 25 ans; mais je suis capable de sortir du chapeau, sur le moment, une thématique pleine de sens pour le corps et la tête, avec des postures nouvelles et une progression à la fois structurée et inventive. Je sais tisser — dont la racine est le mot tantra — mouvement, respiration, énergie, bio-mécanique, spiritualité. La virtuosité que je convoitais autrefois dans les postures s’est déplacée dans ma pédagogie.
Vieillir : devenir enfin qui on est
Vieillir dans le yoga c’est surtout avoir une aisance avec qui on est. Je peux dire que je n’aime pas le yin yoga mais que je sais l’enseigner, parce que mes goûts personnels n’ont rien à voir avec ce que je peux offrir à l’autre pour le soutenir. Je peux dire que je ne pratique pas tous les jours les asanas, parce que j’ai compris que l’asana est avant tout intérieure. Je peux dire que le yoga c’est aussi quand je cours, quand je nage et quand je grimpe des montagnes, car tout mouvement est yoga. Je peux dire que le yoga, ce n’est pas du bien être, c’est de l’être. Et ça englobe tout. Je peux parler de l’histoire du yoga dans les détails tout en étant bouddhiste et en préférant une approche non théiste à la spiritualité. Je peux dire que le yoga n’est pas personnel, il ne m’appartient pas même s’il me traverse. Je peux alors le donner, sans me sentir menacée; et c’est avec joie que je peux encourager mes élèves à créer leur propre formation, à utiliser pleinement les mots, les formes et les connaissances que j’ai eu la chance à un moment de leur transmettre.
Vieillir dans le yoga, c’est peut être enfin comprendre un peu ce que veut dire le mot éveil. En sachant reconnaitre ses manifestations chez l’autre comme chez soi.