Atterrissage
Retour à KTM. Ville étouffante. Aucun refuge. Le bruit est omniprésent. Des échappements de moto et des cocoricos.
J’ai besoin de solitude. De longues siestes et de sommeils réparateurs qui redonnent de la clarté à mon esprit. Brouhaha. Comme si j’avais pris un somnifère et qu’il y avait un tampon entre moi et le monde. Quelque chose d’indirect. Ou une envie de contact direct et immédiat.
Encore deux jours ici. Je les subis un peu. N’ai pas envie de faire du shopping. Écœurée par la contrefaçon chinoise, trop plein de poussière et de couleurs sales.
Laissez moi dormir. Envie de le crier. Envie de draps propres, de fraîcheur, d’ombre et de calme.
Les derniers jours de trek se sont précipités. Comme une fin qui arriverait brutalement.
L’expérience d’Island Peak. Quelques jours plus tard, je ne sais même pas comment j’ai pu trouver l’énergie. Mon corps a été fort, fidèle, étonnamment résilient. Peu ou pas de sensation d’effort forcé. Du flow. Du mouvement confiant et conscient. Rare expérience. Je ma garderai comme une précieuse ressource. Je la regarderai comme un moment de grande cohésion et aisance.
Sur le plan humain, quelque chose a résisté. Pas de mon côté. Une pointe de retrait et d’apparence que je n’ai pas eu envie de forcer par mon exemplarité. Il y a la barrière culturelle avec Phunjo, pourtant quelque chose de cœur à cœur passe. Un contact direct et simple. Au delà des formalités et des mercis. Pour l’instant je n’ai pas l’énergie de l’aider. J’ai besoin de calme auparavant. Demain, après une nuit dans un hôtel calme.
Hotel Thrive, Katmandou
Deux tables. Une de cinq personnes et l’autre de deux. Tout le monde parle anglais. Je comprends qu’ils sont là pour le travail. Une ONG ? La table de gauche est très sérieuse. Acronymes, emploi du temps, organisation sur tableur Excel. Hochements de tête polis et efficaces.
À la table de droite sont assis un homme et une femme. Elle porte une jupe longue et des talons. Incongru pour se déplacer dans les rues de Katmandou. Il est tout en noir, col roulé et petite bedaine qui me fait penser qu’il est fatigué par la vie, et aime se détendre avec de l’alcool.
Je suppose qu’ils flirtent. Elle rit beaucoup et penche la tête de côté. Il est tourné vers elle mais adossé à sa chaise comme pour montrer son intérêt et son cool à la fois. Elle semble avoir plus d’ancienneté dans le métier, affirme une forme de supériorité en lui disant « you’ll see in five years’ time ».
Puis mon scénario de séduction s’écroule. Elle parle de son mariage à venir. Avec deux cérémonies, une aux USA et une au royaume uni. Comme mon attention, la scène se dissout. L’homme en noir se tourne vers l’autre table, une autre conversation commence. La jeune femme s’efface, je lève la tête et elle est partie.
Retour, Istanbul.
Je suis à un point du voyage où aucune conclusion, leçon ou impression peuvent en être tirées. Je ne sais pas encore quels changements ont opéré en moi après ce mois passé dans l’Himalaya. Je pourrais l’anticiper et parler de perspective agrandie, de capacité à relativiser, de confiance renouvelée mais il est trop tôt. Trop tôt pour savoir comment ce voyage a érodé un peu plus de ma surface identitaire. Ce que je pressens c’est que je ne suis pas devenue un peu plus comme ça ou comme ci, mais au contraire un peu moins. Un peu moins « moi », cette illusion d’être quelqu’un de particulier, qui pense comme ci et réagit comme ça, qui a des besoins et pose des conditions à ses expériences.
Mes contours sont plus poreux, je suis moins importante dans ce monde en mouvement. Je sais que je suis aussi champ de neige et falaise de glace, torrent blanc et vent agitant drapeaux de prière.
Mon appartenance nationale, française, révèle son artifice. Un amas d’habitudes et de façons de penser presque ridicules au regard de la multiplicité des modes d’être. Les comparisons me paraissent des tentatives désespérées de retrouver une norme ou en centre alors que c’est quand celui ci se dérobe que le cœur du monde se révèle dans toutes ses multiplicités.
À ce point là du voyage, je sens qu’il n’y a pas de retour mais au contraire l’invitation à vivre comme de passage, nomade de ma propre vie. Ouverte aux expériences telles qu’elles se présentent, décrochée et libérée de la routine.