Jugement

Publié le 27 décembre 2022Formation de yoga

Au cours de nos escapades en van, Jo et moi nous sommes retrouvés sur une immense aire de camping cars pour le temps d’une nuit. Nous avions choisi le lieu après une longue route, à la fois par flemme de chercher un spot à l’écart, et par curiosité. Car c’est tout un monde ces aires. Un mode de vie semblerait-il. Rangée sur rangée d’immenses véhicules, certains tirant une voiture ou une remorque, certains avec leur propre groupe éléctrogène. Tous calfeutrés, le seul signe de vie intérieure, des antennes paraboliques orientées vers d’autres horizons.

Rencontre

Il était tard, nous nous sommes garés entre un grand camping car et un petit van (le seul de l’aire) tout à fait similaire au notre. C’était rassurant de sentir la proximité d’un mode de déplacement à taille plus humaine. De cet autre van a émergé assez rapidement Eric, voyageur alsacien pour quelques jours sur la côte. Des yeux très bleus, la quarantaine rigolarde, il nous accueille avec un sourire jovial.

J’étais fatiguée, légèrement agacée par la route. J’avais envie de silence et non de ces échanges sans reliefs qui accompagnent souvent ces rencontres aussitôt oubliées. Moi aussi j’avais envie de fermer la porte et de me calfeutrer dans notre petit espace. Mais Eric avait lui envie de parler. Et Jojo, avec sa gentillesse naturelle et sa parole facile, a répondu aux inévitables questions sur le camion, son équipement, ses particularités techniques — toutes ces choses qui m’ennuient infinimment et desquelles mon esprit se coupe comme par instinct de survie.

Mais voyez, on était un 25 décembre et quand Eric nous a proposé d’ouvrir sa bonne bouteille de Crémant d’Alsace parce qu’on était des voisins sympas et parce que c’était Noël, ça m’a sorti de mon petit territoire psychologique. J’ai vu un homme seul, dormant dans un petit camion sur une aire incroyablement déprimante, après avoir traversé la France en période de fêtes familiales. Bref, je me suis attendrie, ai mis un instant mon petit moi de côté pour enfin m’intéresser à l’autre. Je me souviens m’être consciemment invitée à l’ouverture et l’accueil, m’être encouragée à voir dans Eric une humanité pleine et digne de mon temps et curiosité.

Jugement malgré moi

Eric s’est donc installé dans notre camion et la bouteille de Crémant a été ouverte. Je lui ai posé des tas questions - qui il est, ce qu’il aime, où et comment il vit - non pas par stratégie conversationnelle mais parce que j’étais sincèrement intéressée. Eric est chauffeur de bus, il adore son métier. Il travaille sur la même ligne depuis des années et est apprécié des habitués qui lui ont même donné un surnom —chapeau de paille — car c’est sa marque de fabrique, il porte un chapeau de paille quelle que soit la saison. Il utilise le même car, c’est presque le sien et il a la chance de pouvoir le garer non loin de chez lui. Il a une amplitude de travail de 14h, il se réveille à 5h20 — avec une pause de 2h dans la journée il peut aller faire ses courses. C’est pour ça aussi qu’il est si bien payé, 2200€ net par mois. Grâce à ça il a pu acheter le camion et envisager quelques nouveaux aménagements.

Eric est bavard, le temps est passé et la bouteille aussi. Se alors dresse dans mon esprit le portrait d’un homme généreux et pourtant seul, aimant et peu entouré. Je me félicite intérieurement de lui avoir accordé mon attention, le moment est d’ailleurs sympa. Je me dis qu’Eric pourrait faire l’objet d’un chouette portrait dans mon projet de livre. Je suis touchée par cette rencontre inopinée et apprécie la chance de pouvoir croiser des vies si différentes de la mienne.

Jusqu’à ce qu’Eric mentionne un enfant, puis un deuxième, une ex-femme et une maison vendue. Alors s’écroule mon petit scénario intérieur et toute l’histoire que j’avais plaquée sur cet homme. Je sens même une forme de déception — il n’est pas si seul, il a eu une vie amoureuse, des tristesses et des joies. Il est là par choix et non par dépit.

La vie d’Eric prend tout à coup de la profondeur, de l’épaisseur et je m’aperçois — oh ironie — que mon accueil que je croyais totalement ouvert et neutre, était en fait teinté de jugement. Certes positif, mais de jugement tout de même. J’ai fait d’une humanité un ” flat character ” comme on dit en anglais. Un personnage plat, servant à incarner une qualité de façon très lisible. J’ai fait d’Eric le personnage du ” bon bougre mal aimé “, lui enlevant par la même la possibilité d’être autre. J’ai réduit, en voulant bien faire, bien sûr, une humanité à une vague caricature.

Le non-jugement comme direction

Il n’y a pas de morale à cette histoire. Juste la prise de conscience de la capacité incroyable de notre esprit à construire des histoires auxquelles on croit, à former des jusgements, même subtiles, qui réduisent nos mondes et empêchent une perception ouverte et directe. Derrière les histoires qu’on se raconte, il y a un monde dense et aux multiples dimensions, des humanités complexes, des modes de présence variées que nos jugements, souvent hâtifs même si bien intentionnés, ne sauraient appréhender dans leur totalité.

Le non-jugement est me semble donc être bien plus une direction, qu’un résultat — il est à cultiver comme intention et non comme finalité. Il demande un regard honnête sur toutes nos stratégies mentales conscientes et moins conscientes, sur tous nos petits bricolages psychiques pour construire l’autre à l’image qu’on s’en fait.