Le pouvoir de l'incertitude

Publié le 23 janvier 2023Cours de yoga

J’ai grandi dans un milieu et une culture où on sait. Ou quand on ne sait pas, on va vite s’abriter derrière une théorie, ou une petite phrase tout faite qui vient combler le moment d’incertitude et nous sauver de la honte de ne pas savoir. J’ai grandi écrasée par le poids de tout ce que je ne savais pas. Le sentiment d’une course sans fin à la connaissance, qui aboutirait enfin un jour quand je serais adulte et enfin capable de comprendre la conversation de mes parents, des autres, du monde.

L’ironie de la vie a fait que j’ai ensuite poursuivi des études et une carrière universitaire où il fait bon savoir. Où le « je ne sais pas » est vécu comme une faiblesse inavouable, une défaillance que l’on cache au plus profond de soi et ose à peine s’avouer. Pas de répit donc, le savoir a continué à être érigé comme la valeur absolue d’une vie intellectuelle et dans mon cas professionnelle.

Le bouddhisme et l’espace du non-savoir

Parallèlement à ça, j’ai commencé des études bouddhistes, qui sont venues avec délicatesse et élégance, secouer à peu près toutes mes certitudes. Et à 52 ans, je peux dire enfin que je ne sais pas, avec le soulagement qui vient de l’honneteté et de la cessation de toute dissonance. Je sais même de moins en moins. Mes repères intellectuels se sont avérés être construits sur une vision de la réalité solide, et donc illusoire. J’ai découvert le bonheur de l’impermanence, du mouvement continuel de tout, qui malgré nos tentatives de définitions définitives, se rebelle et fuit dans un infini devenir. Je goûte un peu, beaucoup parfois, au bonheur de voir le monde au delà des concepts — ou du moins de voir à travers eux, de voir que leur apparente domination intellectuelle est une simple construction, un tour de passe passe intellectuel, un chateau de carte qui ne résiste pas à la vacuité de tout.

Je reste pourtant enseignante. J’enseigne donc bien quelque chose. Je n’enseigne pas tant des choses que je sais, que des choses que je sens. J’essaie de faire passer une vision du monde ouverte et saine ; où notre intelligence innée est capable de trouver intuitivement ses réponses, où nous nous autorisons à tatônner sans savoir. Je donne peu de balisage dans ce paysage qu’est notre cognition, car elle sait faire toute seule le travail - faisons lui enfin confiance. Je transmets bien plus une attitude, celle de se rendre disponible à nos expériences sans les emprisonner dans des concepts, des systèmes ou des jugements. J’ai bien une méthode, mais elle aussi est soumise à la curiosité critique de chacun.e, elle est malléable, revisitable et sans cesse revisitée.

S’appuyer sur l’incertitude : méthode

Ma méthode se résume en trois mots ou concepts — là encore l’ironie de vouloir dépasser le concept par le concept — : ressentir, rassembler, ouvrir. Je l’applique à ces moments si précieux que sont les instants d’incertitude, où on ne sait plus. Ressentons d’abord l’espace qui s’ouvre, on ne sait pas, on peut donc percevoir avec une grande fraicheur, sans présupposé ou filtre. Laissons nous être dans notre corps/coeur/esprit dans la brèche qui s’est ouverte avant l’action, la réponse, le savoir. Cela peut être le temps d’une respiration, cela peut durer plusieurs jours ; autorisons-nous à ne pas savoir pour juste être. Rendons-nous récepti.f.ve à ce qui est, juste ça.

Puis viendra peut être le moment où on « rassemble », c’est à dire où on vient donner un cadre à cet espace, non pas pour l’enfermer mais pour mieux le voir. C’est là qu’interviennent les « outils », la technique, ou les instruments du savoir faire. Dans mes cours de yoga, cela va correspondre aux principes d’alignement, à la cohérence anatomique et énergétique du corps. Je fais certes appel à des savoirs, mais pas à des certitudes. Car ces instruments n’auront de sens que s’ils soutiennent le ressenti et lui permette de s’exprimer dans « ouvrir ».

« Ouvrir » c’est l’action qui vient enfin, non pas gommer l’incertitude inhérente à toute situation humaine, mais l’englober pour proposer une direction. Une direction donc incertaine, mais habitée par l’être plutôt que par le « faire ». Habitée par le doute intelligent, par le questionnement curieux, par une perspective ouverte. Dans mes cours de yoga, cela donne une posture, une posture non figée, mais vibrante de mouvement de vie; la posture est un devenir non abouti, un élan sans destinataire.

Transmettre du possible

Ma méthode est déroutante. Car je propose justement l’espace du doute, de l’incertitude, ces zones qu’on fuit si souvent pensant qu’elles vont nous anéantir socialement, professionnellement, culturement, psychologiquement même. Mais quelle liberté on découvre on se laissant aller à être sans savoir qui on est, ce qu’il faut faire et où on va. Toutes les directions sont possibles, tous les modes d’existence sont à notre disposition pour que notre coeur puisse s’exprimer pleinement sans avoir peur de qui il est.