Phakding, région himalayenne du Khumbu
Un mélange de léger agacement et d’appréciation.
Beaucoup de ce que je vois est lié au tourisme : les porteurs chargés de gros duffels au nom d’une agence d’expédition locale, les échoppes vendant du Fanta, des Mars et du PQ, les trains de yaks ou mulets chargés de bouteilles de gaz, les tea lodges regorgeant de trekkeurs affamés et les étrangers eux mêmes, un festival de doudounes colorées et de langues. La toile de fond de tout cela est un paysage aux montagnes abruptes et des vallées très encaissées. Il y a beaucoup de pins et sapins dont une variété très élégante, qui ce serait peignée et apprêtée pour se faire admirer. De la mousse et des fougères, des falaises très noires et des torrents blancs aux gros cailloux striés et façonnés par le courant. Beaucoup beaucoup de présence du dharma, dans ses formes les plus apparentes : drapeaux de prières, pierres gravées, stupas, moulins à prières, mani walls. Certaines stupas sont marquées d’une flèche pour rappeler aux étrangers d’offrir le côté droit du corps en signe de respect. Je me rends compte que je connais plus de choses sur le dharma que beaucoup des personnes vivant dans ces vallées, pour qui le bouddhisme est une somme de rituels structurants la vie sociale. Mon approche est conceptuelle mais pas que. Je suis touchée par les espaces préservés des touristes comme le monastère de Pema Choling où nous avons été ce matin. Le lieu ouvrait sur cet espace cru de l’Himalaya où les pics enneigés n’ont, pour la plupart, pas été encore conquis par l’égo humain.
À l’intérieur il y avait un moine seul, qui lisait à toute vitesse une sadhana, de cette voix qui coule comme une rivière. De temps à autre, il sonnait une clochette qui venait rompre le courant. Le gompa lui même m’a paru beau et émouvant, mais aussi grossier. Le Buddha central était épais, les yeux globuleux, et le nez sans finesse, les joues trop larges. Un petit panneau indiquait en anglais les bienfaits de la récitation du vajra guru mantra : Om ah hum vajra guru siddhi hung. Tout ici est à la frontière entre l’élégance de la nature de l’esprit et la superstition.
Hier nous avons eu la surprise de faire le trajet entre Katmandou et Lukla en hélicoptère. Les vues étaient époustouflantes, enfin pas de villes, mais des montagnes striées de toutes petites terrasses toutes cultivées, des sommets ronds et cuivrés, certains ornés de stupas dorées. J’ai eu envie d’être dans ces espaces peu habités, et quand j’y repense, j’y associe calme et émerveillement simple. Un peu de cette ambiance que nous avions découverte en vélo dans la Sierra Morena en hiver avec Jojo.
Je ne sais pas trop ce que je fais là dans ce groupe. Non pas que je ne l’apprécie pas. Petro est directe, avec un humour vif et franc. Louise a envie de plaire et cherche aussi sa place, elle compare nos expériences aux voyages qu’elle a fait à moto dans le monde. Elle est débrouillarde, connaît les aventures solo qu’elle raconte avec trop de détails pour mon esprit avide de paroles simples et directes. Gladys joue un personnage. A 77 ans, je me demande comment elle a osé venir ici. Hier la petite marche entre Lukla et ici a été très difficile pour elle. Elle était essoufflée et son équilibre est précaire. Elle porte des grosses chaussures et a des jambes toutes fines ce qui lui donne une silhouette très amusante. Elle marche les bras écartés comme un enfant qui cherche son équilibre. Elle essaie visiblement de prouver qu’elle peut et elle en fait trop à mon goût. Elle grimpe sur les rochers et danse sur les ponts suspendus. Je suis partagée entre de l’agacement — elle manque d’expérience de la montagne, n’entend pas ce qui se passe, elle interrompt les conversations et a des demandes enfantines — et une certaine admiration d’imposer sa fragilité comme cela. Elle est déterminée à arriver au camp de base de l’Everest, je me demande ce qu’elle pourra apprécier du trajet qui va l’amener jusque là.
Je ne sais pas comment décrire Jeannette. Elle détonne avec le lieu, elle est très grande et blonde, elle semble nonchalante et fatiguée. Elle connaît pourtant beaucoup sur la culture et la montagne, on sent son respect et son amour du Khumbu. Elle parle avec un accent sud africain qui est pour moi à la fois distingué et très connoté. Je pense que je pourrais marcher en silence avec elle pendant des heures ou des jours.
Phunjo est une force de la nature. Petite et très forte. Elle déborde d’énergie et rit avec les yeux. Elle vient d’un tout petit village de l’Himalaya et est une des seules guides femmes népalaises. J’aimerais entrevoir plus de sa vie derrière l’apparence et la performance. Cette femme qui détient un record de vitesse d’ascension de l’Everest de moins de 15 heures, a perdu sa mère, morte en couche, deux de ses frères et sœurs de la varicelle. Elle l’a évoqué alors que je lui demandais s’il y avait des soins médicaux dans son village.
Je pourrais être seule. Je suis d’ailleurs restée enfouie dans mon sac de couchage cet après midi. J’ai dormi et rêvassé. J’entends la voix de Gladys de l’autre côté de la paroi au moment où j’écris ces lignes, un flot de paroles américaines avec des préoccupations américaines, celles d’une femme en quête de reconnaissance. Et à mon tour, j’ai envie de penser « je n’ai pas payé pour ça ».
Au fond le « je » s’en fout car il est assez peu présent. Je deviens espace la plupart du temps et quand je redeviens « moi » alors l’inconfort de devoir affirmer mon existence m’invite à nouveau à disparaître à moi-même.