Là où la terre touche le ciel

Publié le 2 août 2019Nature

Le 1er janvier de chaque année, nous avons un rituel dans ma communauté bouddhiste qui consiste à faire un grand feu de genévrier, un lhasang. Une colonne de fumée blanche émerge dans la brume du matin et étire la rosée déposée sur les herbes vers les lueurs du soleil levant. Une de ses significations est d’unir symboliquement la terre et le ciel, les préoccupations de notre quotidien et notre vision plus vaste, le mondain et le spirituel. Lors de cette cérémonie, nous brûlons deux petits bouts de papier où nous inscrivons une chose que nous voulons laisser derrière nous pour la nouvelle année et une qualité que nous voulons cultiver.

Simplifier

Cette année j’ai brûlé « simplicité ». Et l’autre bout de papier ? Je ne m’en souviens plus, certainement une déclinaison sur « anxiété ». Toujours est-il que la simplicité est étonnamment compliquée à cultiver. Moi qui intellectualise à peu près tout, j’arrive à ce genre de paradoxe conceptuel et m’y empêtre. Oui, je vois l’ironie.

Simplifier c’est revenir à une qualité de présence authentique. Etre avec ce qui est là, maintenant, agréable ou pas. C’est sentir mon souffle, mon corps qui se déplace dans l’espace. Un pied devant l’autre sur les sentiers, les yeux ouverts vers le monde, le regard franc et frais.

Simplifier, c’est être touchée au plus profond du coeur par la beauté du monde et être pleinement satisfaite de juste ça. C’est être à la fois, en même temps dans l’espace du coeur et dans l’espace du monde. Dans mondain et le spirituel. Sur la terre et dans le ciel.

Dans le bleu des glaciers

S’il y a un lieu qui pour moi puisse condenser ce moment de cohésion, de communication pure du coeur et du monde, de simplicité absolue, il est sur les montagnes, dans le bleu des glaciers et le rose du ciel au lever du jour.

Cimes enneigées des hautes montagnes aux alentours

Début juillet, j’ai rejoint une cordée qui partait pour l’ascension de la Roche Faurio (3740m) dans les Ecrins. C’est un sommet assez peu technique par la voie normale, il y a juste une traversée d’arête impressionnante et vertigineuse sur la fin avant d’atteindre le sommet. Notre cordée était composée de Sylvain, le guide, Baptise et Noémie, un jeune couple de grimpeurs québécois et de moi-même, amoureuse de la montagne mais peu expérimentée en alpinisme.

Glacier qui s'étend vers le ciel

Notre premier jour était une école de glace ou comment grimper des pentes à 60 degrés sur le glacier avec des crampons et un piolet. C’était fun, je me suis vite pris au jeu. Il faut être précise, forte, simplifier les mouvements au maximum pour conserver de l’énergie.

Immensité d'un glacier vu du refuge des Écrins

Ascension de la Roche Faurio, à 3740 mètres

Après une nuit sans sommeil au refuge des Ecrins (3100m), lever à 3 heures du mat pour un départ 40 minutes plus tard. Je suis assez habituée aux nuits courtes avant mes explorations sportives, je sais que l’absence ou le manque de sommeil ne joue que très peu sur le jour suivant. Ce matin là, je m’ajoute un obstacle de plus en simplifiant littéralement mon matériel : ma frontale pourtant high tech s’est déchargée pendant la nuit et que je vais donc devoir commencer l’ascension à la simple lueur de la lune. Je suis étonnamment tranquille avec cette idée, elle me fait plutôt rire même.

Nous sommes tous les quatre d’excellente humeur, en très bonne forme physique et doublons trois cordées lancées vers la Barre des Ecrins. Je ferme la marche, je ne vois que très mal le relief du glacier mais me sens enveloppée par la nuit et par notre avancée silencieuse. De temps à autre Noémie me lance un « attention crevasse » et je scrute le sol avec un peu plus de vigilance.

Sylvain décide d’abandonner la voie normale et de pimenter notre ascension en fonçant tout droit dans la pente. Nous suivons derrière, cela devient très raide mais suffisamment glacé pour que les crampons et le piolet accrochent bien. L’effort est difficile mais notre groupe est homogène et nous avançons comme un seul corps. Les premières lueurs du jour pointent lorsque nous arrivons sur une première arête enneigée avec le Dôme et la Barre en toile de fond.

Je n’ai pas de mots, le spectacle est somptueux, je me dis que je pourrais être là toujours. Nous faisons une petite pause, je prends quelques photos, j’échange quelques mots. Ma tête tourne, j’ai un peu peur que ce soit l’altitude, étant la seule non acclimatée. Je me rassure, ma base cardio est solide, je reviens à mon souffle, à mon corps, à la terre.

Nous reprenons l’ascension, la trace est parfois faite de neige et de glace, parfois de rochers sur lesquels les crampons font un bruit strident qui nous ramène au sol. Le mouvement me fait du bien, ma sensation de fragilité était passagère, je me sens à nouveau complètement présente et forte.

Nous attaquons la dernière partie, cette fameuse arête aux flancs vertigineux qui s’enfoncent des centaines de mètres plus bas dans une vallée étroite et sombre. Baptiste et Noémie avouent avoir peur et leurs pas se font hésitants. Je ne pense presque plus à mes pieds, mon regard ne cesse de sillonner cet espace infini et me donne un horizon stable vers lequel avancer. Je ne sais pas si j’ai peur, je ne me pose pas vraiment la question. Il n’y a plus de place pour les émotions de ce type, je suis emplie d’un tout autre sentiment, celui de juste être, simplement être.

L’ironie est là toujours, il m’a fallu monter haut, très haut, faire ce chemin difficile pour trouver ce qui était toujours déjà là, la puissance du coeur, simple et dénudée, rayonnant ici vers les sommets et les vallées.

Sommets enneigés au lever du soleil

Sur un fil tendu au dessus du monde

Au sommet, nous nous arrêtons quelques instants. Je ne sais pas si Sylvain perçoit mon enthousiasme, nous sommes tous très silencieux devant un tel spectacle, mais il me demande de redescendre en tête de cordée. Il y a une explication pratique à cela, j’étais la dernière, nous sommes comme des funambules sur cette arrête rocheuse, il est bien plus simple que je reparte la première.

Cependant, je suis maintenant responsable des personnes derrière moi, je dois déchiffrer le chemin, choisir les prises et trouver un rythme collectif. La confiance que vient de me faire Sylvain est un immense cadeau qui me porte encore au moment où j’écris ces mots. Alors que je retrace nos pas sur cette arête, j’ai le coeur plein et marche comme sur un fil tendu au dessus du monde, je touche le ciel et frôle la terre.

Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau. J’ai vécu cette expérience comme un honneur. Cet espace où la terre et le ciel se rencontrent n’est pas fait pour l’homme, il est austère et rude, et c’est un privilège de pouvoir le traverser et y rencontrer la simplicité de juste être. Plein à la fois de notre propre puissance et de notre insignifiance.

Ces pas me guident confiante et heureuse vers l’Aconcagua. Le billet d’avion pour Mendoza est acheté en grande partie grâce à vos dons, il reste beaucoup de choses encore à financer : l’assurance haute altitude, l’expédition elle-même, le permis d’accès au sommet, le matériel. Mais je me sens portée par mes expériences montagnardes et votre soutien si précieux quel que soit la forme qu’il prenne. J’ai eu quelques doutes ces derniers temps — trop cher, trop loin, trop égoïste — ma coach Megan a eu ses mots: it is investing in happiness, you can never doubt that.